Mes seins et leur abondance
Je pourrais vous parler de mes seins pendant des heures. Parce que nous avons une histoire commune qui a commencé très tôt dans une puberté incomprise et hâtive. Parce qu’ils sont physiquement très présents et lourds sur mon corps. Parce qu’ils ont reçu au fil des ans de très beaux compliments désirés et des regards dégoûtants détestés. Parce que c’est une des parties de mon corps que j’aime le plus, que moi même j’aime les toucher, que j’aime que quelqu’un d’autre le fasse avec désir et consentement. Je peux aussi vous en parler longtemps parce que ma poitrine m’a fait souffrir pendant tellement d’années. Je parle physiquement souffrir, prisonnière dans des cerceaux, de la dentelle, des tissus piquants, des boucles en métal transperçant la peau, des bourrelets sortant des côtés, avec des couleurs criardes, des motifs à pois, à fleurs. Le tout pour nous faire croire que tout ça, c’est la féminité et que si tu ne caches pas de plusieurs épaisseurs cette abondance, tu n’es pas féminine, tu es féministe, ce qu’on ne pardonne pas.
J’ai commencé à avoir des seins, je devais avoir neuf ans. Et dans ma vision des choses, j’ai l’impression que c’est arrivé en une seule nuit. Un jour je portais un chandail sans avoir conscience que deux mamelons préparaient leurs croissances et le lendemain, je devais rajouter un élément vestimentaire pour toujours, pour soutenir ce nouveau poids qui venait d’apparaître. J’ai un souvenir très vif d’être devant la porte d’une amie de mon quartier, de cogner pour savoir si elle voulait jouer et de rapidement remettre en croix les bras devant moi, pour qu’on ne voit pas ce qui pointait sous mon chandail. C’était un manège inutile, ma poitrine prenait déjà tellement de place, mes bras ne pouvait pas la cacher. Pourtant, je me suis promené les bras croisés sur le devant de mon corps pendant longtemps.
Mes amies n’avaient pas de poitrine et moi déjà, je portais des soutiens-gorge en dentelle noire. J’ai arrêté mes tentatives de camouflages quand j’ai commencé à recevoir des commentaires des garçons. J’avais 11 ans. Je ne comprenais pas que c’est justement le moment où j’aurais dû le faire. J’ai commencé à porter des décolletés, des chandails échancrés, à laisser apparaître la bretelle sur l’épaule. J’ai été longtemps la seule à pouvoir l’exhiber, je la savais regarder, j’ai l’impression que mes seins continuaient de pousser sous les regards, comme de la mauvaise herbe.
J’ai eu beaucoup de fluctuations de poids dans ma vie, mes seins ont suivi le bal. Quand j’ai eu perdu beaucoup de poids, eux aussi. Je ne les reconnaissais plus, je ne les aimais plus autant, je n’en prenais plus autant soin. Quand ils ont recommencé à grossir, ça été le signe de prise de poids, alors je les détestais aussi de reprendre autant de place. Dans tout le travail d’acceptation de mon corps que je fais au quotidien, mes seins ont leur propre thérapie. Il y a quelque chose de précis à guérir dans notre relation. Leur pouvoir a été trop grand pour qu’ils ne soient pas en traitement de faveur en ce moment.
Et cette thérapie, elle a commencé le 13 mars 2020, premier jour de mon confinement quand j’ai enlevé mon soutien-gorge, pour ne plus le remettre. Oh, c’était facile au début. J’étais chez moi, tranquille, où je n’en portais déjà pas, toujours la première chose qui prenait le bord la porte à peine traversée. Puis j’ai commencé à sortir. Oh, c’était encore facile quand même, il faisait froid, j’allais seulement à l’épicerie, je mettais un grand chandail, une veste, un foulard, on ne voyait pas que l’objet obligatoire n’y était pas. Puis devant des amis. Oh, c’était aussi assez facile, avec mes amis, j’étais déjà habitué et eux aussi à voir mes seins se balader librement sous mon chandail. Et ensuite, le déconfinement est arrivé. On a recommencé à sortir, la température a monté, les vestes et les foulards n’étaient plus d’occasion. J’ai essayé une fois d’en remettre un sous une camisole. Je suis partie de chez moi, j’ai roulé deux minutes, je suis revenue pour me changer. C’était une violence sur mon corps. Je n’ai plus essayé, je ne veux plus le faire. J’ai commencé en choisissant mes chandails pour être confortable sous le regard des autres et finalement, plus le temps passe et plus je m’en fous et je mets mon propre confort en priorité. Et je vous le dis… Je trouve que c’est beau, quand je me regarde dans le miroir, les seins ronds plus bas que ce que la société voudrait, mais qui se balance sous mes mouvements, qui se déplacent comme toutes les autres parties de mon corps quand je marche.
On m’a dit que j’allais avoir plus de vergeture sur les seins. Et c’est quelque chose qui devrait me faire peur? Mes seins ont poussé en une nuit quand j’avais 9 ans, j’ai eu des montagnes russes de prise et perte de poids pendant plus de 10 ans, mes seins sont une vergeture! Ce n’est pas laid du tout, ce sont des cratères historiques. Plusieurs personnes m’ont dit que de toute façon, ça ne paraissait pas vraiment, que j’avais encore la poitrine haute et ronde, qu’on ne le remarquait pas alors c’était correct. Mais même si ça paraissait, pourquoi ça serait grave? que je leur réponds. Qu’est-ce que ça changerait? Ce n’est pas un compliment de me dire que ça ne paraît pas, ça ne me valide pas que j’ai fait le bon choix.
Et c’est là tout le fondement sur lequel je base mon acceptation de ce rejet du soutien-gorge. Je ne l’enlève pas pour faire semblant que j’en aie un. Je l’enlève parce qu’il est inutile, qu’il fait violence sur mon corps, qu’il me pue au nez avec sa dentelle et ses petites fleurs imposées sur les fillettes de 9 ans, que son port bloque les mouvements naturels, que c’est plus facile de les toucher maintenant, de les gratter, de les caresser, de les aimer! Je l’enlève pour le confort autant que pour le politique. Je suis une féministe enragée, que voulez-vous. Dans mon imaginaire, je brûle les soutiens-gorge de mon enfance, de mon adolescence et je rends à l’abondance sa liberté.
PS : J’ai toujours eu des douleurs au dos, depuis que j’ai des seins, à cause de la lourdeur. La douleur n’a pas empiré du tout. Au contraire je dirais.
PS 2: Je porte un top quand je fais du sport. Parce que oui, je sais que courir sans soutien-gorge, c’est pas cool.
